L’image-unaire. Lorsqu’on
regarde longtemps comme j’ai regardé longtemps, les ambiances
maritimes et une certaine culture de l’océan, une fascination,
qu’on s’est souvent fait miroiter en secret, découvrir les
recoins de la côte Ouest comme j’ai miroité longtemps la côte
Ouest, et les possibilités de s’y rendre encore et encore,
pour toujours, on ressent un jour la tentation de tourner les
talons dans la direction opposée, la montagne. Mais c’est bien
l’océan qui se trouve là, en face de moi, son éclatant bleu,
comme jamais il n’avait été bleu, si bien que, du ciel ou de
l’océan, on ne sait pas qui trempe dans qui. On sait juste que
l’eau ou le ciel s’arrête à nos pieds, dans un banc de sable
jaune et doré, argenté qui paillette nos pieds, et de coquil-
lages, de fruits de mer échoués, passés, dont il ne reste que
les épluchures, leur coque en naufrage. Et même si mer et ciel
se confondent, il y a pour autant deux bleus. Un bleu ciel
appuyé et profond, puis au-dessus, le recouvrant par endroit,
un bleu gris foncé. Des oiseaux, d’autres oiseaux que des
mouettes, volent sur l’eau, dans le ciel. Plus loin, sur
l’étagère, un autre tableau marin, un banc de coquillages
scellés dans du plâtre. L’été vingt-et-un, la pluie. Les
congés d’été. À Montreuil et à Vincennes. Il y a Montreuil,
c’est ça. Montreuil et les choses de Montreuil. Mais on se
rend compte vite fait qu’il n’y a rien de marin dans cet
appartement-là de Montreuil, ni davantage de choses relatives
à la montagne, si ce n’est ces cartes postales
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accrochées
aux murs. Peut-être suis-je le seul à voir la mer et la
montagne en une seule fois, contrairement aux voyageurs qui
m’envoient leurs baisers d’ici ou là. Peu d’hommes ont cette
vue-là d’ensemble depuis leur fauteuil.
Quelque chose qui, comme ce qui est raconté, je suis sur un
mode qui n’est pas, qui n’est apparemment pas, de la passion.
Je prends des pincettes pour le dire, de l’intensité. Alors ce
n’est peut-être pas de la passion mais de l’intensité. La
mélancolie, d’un point de vue psychanalytique, c’est la perte
de l’objet du désir de l’autre. L’état mélancolique. Comment
ne plus être assujetti au désir de l’autre ? Il y a un
impossible ? Faire que ça jouisse d’une certaine manière de
pas grand-chose. La conversion de l’enfance, du désir de
l’enfance qui est à réhabiliter. Dans la vie d’adulte, ça
c’est valable pour tout le monde, on rejoue toujours quelque
chose de l’enfance. La passion, la passion, c’est déchirant.
Elle ne peut pas exister. Si tu es pas- sionné avec tes
parents, tu es de fait, coincé. Il faut s’en sortir. Il faut
s’en
sortir, c’est tout le paradoxe. De toute manière, il y a
nécessité à être sous l’emprise, c’est une condition de vie ou
de mort, c’est-à-dire, il le faut. Être sous l’emprise de ses
parents, je veux dire avant même d’exister, avant même de
naître, on est déjà défini dans le désir de l’autre. Y’a un
projet qui est mis sur notre tête avant même qu’on naisse.
Après ça, il faut s’en sortir. Y’a déjà un truc sur notre
tête. Une mise à prix. On a besoin de cette emprise-là ; des
repères pour se constituer dans quelque chose de tan- gible.
On ne peut pas se constituer de rien du tout, de l’absence. On
est obligé d’avoir une sorte de chemin
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